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Que les bêtes ont l'usage de la raison

TOME IV
QUESTIONS PLATONIQUES.

 

 

PLUTARQUE

 

OEUVRES MORALES

QUE LES BÊTES ONT L'USAGE DE LA RAISON

 

 

texte grec

 

QUE LES BÊTES ONT L'USAGE DE LA RAISON

(ULYSSE, CIRCÉ, GRYLLUS).

[1] ULYSSE. Oui, Circé, il me semble maintenant que je comprends bien ce que vous venez de m'apprendre et que je ne l'oublierai point. Mais je voudrais savoir de vous, si parmi ceux que d'hommes vous avez changés en loups et en lions vous avez quelques Grecs.

CIRCÉ. J'en ai un grand nombre, ô mon Ulysse adoré. Mais pourquoi cette question?

ULYSSE. Parce que je crois, à ne vous rien cacher, que j'acquerrais des titres bien honorables à l'admiration de la Grèce, titres que je recevrai de vos mains, si, grâce à votre bienveillance, je rendais à mes compagnons la forme humaine, et si je ne les laissais pas avec indifférence vieillir contre nature dans des corps d'animaux, condition si déplorable et si humiliante.

CIRCÉ. Voilà un homme qui dans sa folie veut rendre non seulement ses compagnons, mais ceux qui lui sont étrangers, victimes de son désir de la gloire !

ULYSSE. C'est une autre sorte de breuvage destiné à troubler ma raison, que vous me préparez en parlant ainsi. Oui, Circé, de moi vous ferez complètement une bête, si vous parvenez à me persuader que ce soit un malheur de redevenir homme, de bête qu'on était.

CIRCÉ. Eh quoi! Ne vous êtes vous pas montré cent fois plus absurde en ce qui vous regarde vous-même? Vous renoncez à passer avec moi une vie qui pourrait être immortelle et exempte de vieillesse, pour aller retrouver une femme mortelle, et, permettez-moi de le dire, une créature maintenant décrépite. Vous avez hâte d'affronter derechef des maux sans nombre, espérant que cette constance vous rendra plus célèbre et plus renommé encore que vous ne l'êtes aujourd'hui. Au lieu de la réalité vous courez après un bonheur imaginaire, vous poursuivez un fantôme.

ULYSSE. Admettons, Circé, qu'il en soit comme vous dites. A quoi bon nous quereller sans cesse sur le même sujet? Accordez-moi plutôt la délivrance de ces malheureux : ce sera pour moi une véritable faveur.

CIRCÉ. La chose n'est pas si simple, par Hécate : attendu que ce sont des personnages de condition. Mais demandez leur d'abord s'ils y consentent. En cas de refus vous aurez recours, mon cher, à la dialectique pour les persuader. Si vous n'y parvenez pas, et qu'ils soient les plus forts dans la discussion, ce sera bien assez d'avoir rendu et vous-même et vos amis victimes de votre imprudente détermination.

ULYSSE. Pourquoi vous moquer de moi, bienheureuse déesse? Comment pourront-ils me répondre ou me comprendre, tant qu'ils resteront ânes, pourceaux et lions?

CIRCÉ. Tranquillisez-vous, ô le plus ambitieux des hommes. Je vous les présenterai capables de vous comprendre et de discourir avec vous. Ou plutôt, il suffira qu'un seul vous entende et vous réponde au nom de tous ses camarades. Tenez, discutez avec celui-ci.

ULYSSE. Et de quel nom, Circé, l'appellerons-nous? Quel était-il parmi les hommes?

CIRCÉ. Qu'importe cela pour votre discussion? Du reste, appelez-le, si cela vous plaît, Gryllus. Quant à moi, je vous céderai la place, afin qu'il ne se croie pas obligé de parler contre ses opinions pour me faire la cour.

[2] GRYLLUS. Bonjour, Ulysse.

ULYSSE. Par Jupiter, bonjour aussi, Gryllus.

GRYLLUS. Quelles questions veux-tu m'adresser?

ULYSSE. Vous êtes nés hommes, je le sais. Je vous plains tous de la condition où vous voilà réduits; mais il est bien naturel que ma compassion s'augmente, quand ce sont des Grecs que frappe une telle affliction. Aussi viens-je d'adresser mes supplications à Circé, afin qu'elle délivre celui de vous qui le désirera, et que, le rétablissant dans sa forme première, elle le renvoie au milieu de nous.

GRYLLUS. Halte-là, Ulysse ! N'ajoute pas un mot de plus. Apprends que tu nous inspires à tous un profond mépris. C'est bien la peine, en vérité, d'avoir le renom d'habile homme, et de passer pour doué d'une prudence à nulle autre pareille! Quoi! Tu as eu peur d'échanger une condition pire contre une meilleure! Tu n'y as pas réfléchi. Comme les enfants redoutent les potions médicinales, et reculent devant le malaise passager qui, de malades et d'irréfléchis qu'ils sont, les rendra mieux portants et plus sensés; de même tu as repoussé l'occasion qui t'était offerte de devenir autre. A l'heure qu'il est tu trembles et redoutes en secret que Circé, avec qui tu vis, ne fasse de toi, sans que tu t'en doutes, un sanglier ou un loup. Tu voudrais, quand nous vivons au sein de l'abondance et de la félicité, nous déterminer à quitter et de tels biens et celle qui nous les procure, pour nous embarquer avec toi, pour redevenir hommes, c'est-à-dire, créatures misérables entre toutes !

ULYSSE. Je vois, Gryllus, que ce n'est pas ton corps seulement, mais encore ton intelligence qui a été dénaturée par ce fatal breuvage, et qu'il t'a rempli d'idées tout à fait déraisonnables et dépravées. Ou bien, il faut qu'un certain charme d'habitude t'ait ensorcelé en faveur du corps qui est aujourd'hui le tien.

GRYLLUS. Ni l'un, ni l'autre, ô roi des Céphalléniens. Et si tu aimes mieux procéder par des raisonnements que par des injures, nous t'aurons prouvé bientôt, forts de notre expérience des deux conditions, que nous sommes sages en préférant celle-ci à l'autre. ULYSSE. En vérité, je suis impatient de t'entendre.

[3] GRYLLUS. Autant que moi je le suis de m'expliquer. Je dois commencer d'abord par les vertus dont je vois que vous êtes si fiers. Vous croyez l'emporter de beaucoup sur les animaux par la justice, par la prudence, par la bravoure et par les autres vertus. Or, réponds-moi, le plus éclairé des humains. J'ai entendu ce que tu contais à Circé de la terre habitée par les Cyclopes : terre, où sans qu'on la cultive le moins du monde, sans que personne y plante rien, la nature est d'une bonté et d'une générosité incroyable, produisant d'elle-même toutes sortes de fruits. Eh bien, dis: préfères-tu cette terre-là à ton Ithaque, vrai pays de chèvres, sol montueux, qui à grand'peine, au prix de travaux nombreux et de fatigues excessives, ne rend à ceux qui le cultivent que des productions insignifiantes, chétives et sans valeur? Et ne va pas, te formalisant de mes paroles, me répondre contrairement à ta pensée, par amour de ta patrie.

ULYSSE. Je n'ai pas besoin de mentir. J'aime, je chéris ma patrie et mon sol natal par-dessus tout, en même temps que je loue et que j'admire cette autre contrée.

GRYLLUS. Ainsi donc, nous constaterons ce premier point : à savoir que l'homme le plus sensé de tous croit devoir accorder ses louanges et son admiration à certaines choses, et sa préférence, son affection à d'autres. Je suppose que tu répondras dans un sens analogue, si je te parle de l'âme. Car il en est de même pour elle que pour un sol : la meilleure est celle qui sans travail produit la vertu comme un fruit naturel. ULYSSE. C'est un point que je t'accorde aussi.

GRYLLUS. Te voilà donc amené à convenir que l'âme des bêtes est mieux organisée naturellement pour que la vertu y naisse et s'y perfectionne. Sans nulle prescription, sans nul enseignement, comme une terre qu'on n'a ni semée ni labourée, leur âme porte et développe naturellement la vertu qui leur convient. ULYSSE. Et quelle vertu, seigneur Gryllus, accordez-vous donc aux bêtes?

[4] GRYLLUS. Dis plutôt, quelle vertu ne leur accordé-je pas, à un degré bien autrement plus remarquable qu'au plus sage d'entre les hommes. Examine d'abord, si tu le veux, la question du courage. Tu es particulièrement fier du tien, et tu n'as garde de laisser ignorer qu'on t'appelle le hardi, le ravageur de villes. Misérable que tu es ! Employant la ruse et tous les artifices possibles contre des hommes qui ne connaissent qu'une manière franche et généreuse de faire la guerre, contre des hommes étrangers à la tromperie et aux mensonges, tu déguises ta fourberie sous le nom de la vertu la plus incompatible avec la fourberie. Vois les combats des animaux entre eux et leurs combats contre vous. Comme tout s'y passe sans ruse et sans artifice! C'est au grand jour, c'est à nu, qu'ils déploient leur audace, et c'est bien leur force véritable qu'ils mettent au service de leur vengeance. Ils n'ont pas besoin qu'une loi les appelle sous les drapeaux, qu'on leur fasse craindre l'appellation injurieuse de déserteurs. Une fierté naturelle leur inspire l'horreur de la domination. Jusqu'à la dernière extrémité ils résistent pour conserver leur indépendance. Ils ne cèdent pas pour avoir été vaincus ; ils ne perdent jamais courage, et ils meurent au milieu des combats. Chez plusieurs, au moment où ils vont expirer, la force avec la fierté se retire et se concentre dans une petite partie de leur corps, et lutte contre l'ennemi qui va leur donner le trépas. C'est cette partie d'eux-mêmes qui bondit, qui s'indigne : jusqu'à ce que, comme du feu, elle soit complétement éteinte et anéantie. Jamais ils n'ont recours aux prières, à des supplications, avec le dessein d'apitoyer leur adversaire. Jamais ils n'avouent leur défaite. Un lion ne se résigne pas à devenir, par un effet de sa lâcheté, l'esclave d'un lion, ni un cheval, d'un cheval. Un homme, au contraire, se reconnaît esclave d'un autre, et accepte de gaieté de coeur avec l'esclavage le titre de lâche dont ce nom est synonyme. Tous les animaux qu'à force de piéges et d'artifices l'homme tient sous sa puissance n'ont pas plus tôt acquis la plénitude de leurs forces que, repoussant la nourriture qu'il leur offre, et résistant à la soif, ils se donnent eux-mêmes la mort parce qu'ils la préfèrent à la servitude. Pour ce qui est de leurs petits, soit oiseaux, soit quadrupèdes, que leur âge rend aisés à conduire et débonnaires, c'est en leur prodiguant mille séductions trompeuses, mille douceurs perfides que l'homme les ensorcelle, jusqu'à ce qu'à force de leur faire goûter des plaisirs et un régime contraire à leur nature, il leur enlève à la longue toute leur énergie. Alors seulement ils consentent et se résignent à devenir ce qu'on appelle apprivoisés, autrement dit, dépouillés de toute leur fierté native. Est-il une preuve plus évidente, que les bêtes sont très heureusement douées sous le rapport du courage? Au contraire, les hommes n'ont de l'assurance qu'en forçant leur nature. Je vais l'établir, mon très cher Ulysse, par un argument qui te convaincra. Chez les animaux, il y a équilibre parfait dans la vigueur des deux sexes. La femelle ne le cède en rien au mâle, soit pour supporter les fatigues indispensables, soit pour défendre sa progéniture. A coup sûr tu as entendu parler d'une certaine laie de Cromnyon, qui, toute laie qu'elle était, donna beaucoup de mal à Thésée. Le sphinx, ce fameux monstre femelle qui s'était installé sur le mont Phicius, n'aurait tiré aucun parti de son habileté à compliquer des énigmes et des questions embarrassantes, si sa force et son courage n'avaient pas déjà fait trembler devant lui les habitants de la cité de Cadmus. C'est encore dans ce même pays, que parurent, dit-on, la renarde de Telmesse , qui exerça tant de dégâts, et, dans son voisinage, la dragonne qui à Delphes se mesura en combat singulier avec Apollon, au sujet de l'oracle. Ne sait-on pas que la jument Étha fut acceptée par votre roi d'un Sicyonien qui achetait ainsi le droit de ne pas partir à la guerre. C'était un excellent calcul, que de préférer à un homme lâche une noble et généreuse bête. Toi-même, qui souvent as vu des panthères et des lionnes, tu as été à même de reconnaître que ces femelles ne cèdent en rien à leurs mâles sous le rapport du courage et de la vigueur. Compare leur ta femme qui, pendant que tu fais la guerre, reste tranquillement assise chez elle à son foyer, sans oser même, ce qùe font les hirondelles, résister à ceux qui veulent s'emparer de sa personne et de son logis. Pourtant c'est une Lacédémonienne. Te citerai-je encore les Cariennes ou les Méoniennes? Ce que j'ai dit prouve à l'évidence que la bravoure n'est pas une qualité naturelle de l'espèce humaine; car les femmes auraient aussi leur part de vigueur. Si bien que c'est par la contrainte des lois, sans spontanéité, sans initiative, que vous pratiquez la bravoure. Vous vous rendez esclaves, en cela, des usages, du blâme, de l'opinion des étrangers, et cette vaillance est toute de convention. Si vous affrontez les fatigues et les dangers, ce n'est pas le courage qui vous y excite, c'est la crainte d'autres fatigues, d'autres dangers plus considérables. Ainsi donc, de même que parmi tes compagnons celui qui a su gagner de vitesse sur les autres, prend la rame la plus légère à manoeuvrer, non parce qu'il en fait peu de cas, mais parce qu'il en redoute et en fuit une plus lourde; de même, l'homme qui endure des coups afin de ne pas recevoir de blessures, et qui se défend contre un ennemi plutôt que de subir des mauvais traitements ou la mort, est moins brave contre le danger qu'il n'est timide en face de cette autre perspective. C'est ainsi que j'ai reconnu dans votre courage à tous une lâcheté prudente, et dans votre hardiesse une frayeur habile à éviter un mal par un autre. Du reste, pour parler d'une manière générale, si vous croyez en fait de bravoure valoir mieux que les bêtes, pourquoi vos poètes, quand ils parlent des hommes qui combattent le plus vigoureusement contre les ennemis, les appellent-ils « des mortels au coeur de lion », des « mortels comparables au sanglier pour leur vigueur »? Pas un d'eux, ne s'avise de dire d'un lion, qu'il a le coeur d'un homme, d'un sanglier, qu'il vaut un homme pour la vigueur. Mais, si je raisonne bien, de même que pour qualifier ceux qui sont légers, les poètes donnent aux pieds des coureurs la rapidité du vent, que par une hyperbole d'image ils appellent « semblables aux dieux » ceux qui sont beaux; de même, ils font des rapprochements entre les mortels les plus vaillants au combat et les créatures les plus valeureuses par leur nature. Quelle est la raison de cette supériorité? C'est que le courage est en quelque sorte ce qui donne la fermeté et la trempe aux âmes. Or c'est avec leur âme, simplement et purement, que les bêtes affrontent les combats, tandis que vous autres vous y mêlez le raisonnement, comme on mêle de l'eau avec du vin. Voilà pourquoi votre âme fléchit en face du danger et vient à défaillir dans un moment critique. Quelques-uns d'entre vous vont jusqu'à dire qu'il ne faut en aucune façon déployer de l'ardeur dans les combats, qu'il faut supprimer ces transports généreux pour faire usage d'une raison bien calme. Voilà qui est le mieux du monde au point de vue de la conservation et de la santé personnelle, mais au point de vue de l'énergie et de la vigueur c'est une théorie honteuse. N'y a-t-il pas inconséquence flagrante ! Vous accusez la nature de ce qu'elle n'a point armé vos corps d'aiguillons, de ce qu'elle ne vous a pas donné des dents en forme de défenses, des serres recourbées, et, d'autre part, votre armure naturelle qui est votre âme, vous l'annulez, vous en arrêtez l'essor.

[5] ULYSSE. Oh ! oh ! maître Gryllus ! te voilà, ce semble, devenu un rhéteur consommé! Ta bauge est une chaire d'où tu pérores avec toute l'ardeur imaginable pour soutenir cette nouvelle thèse. Et pourquoi n'as-tu pas, sans t'interrompre, discouru sur la tempérance?

GRYLLUS. C'est que je croyais que tu allais réfuter d'abord ce que je viens de dire. Mais non : tu es pressé de de m'entendre parler de la tempérance, attendu que tu possèdes une femme qui est un modèle de chasteté, et parce que tu penses avoir donné, pour ce qui te regarde, une preuve de tempérance en refusant les faveurs amoureuses de Circé. Mais rien de tout cela n'établit que tu l'emportes sur les animaux en matière de continence. Eux, non plus, ne désirent pas s'unir à des êtres d'une nature supérieure à eux. Ils s'en tiennent aux plaisirs et aux amours qu'ils peuvent goûter avec ceux de leur espèce. Il n'y a donc pas lieu d'être frappé d'admiration si, comme en Égypte ce bouc de Mendès qui, renfermé avec un grand nombre de femmes des plus belles, n'éprouve aucun désir et se sent bien plus d'ardeur pour ses chèvres, si, dis-je, toi aussi, tu préfères les jouissances amoureuses que tu connais, et si tu te soucies peu, étant homme, de coucher avec une déesse. Quant à la chasteté de Pénélope, mille corneilles s'en vont protester par leurs croassements et prouver que c'est une dérision. Oui, les corneilles ont droit de la mépriser. Toutes les corneilles, sans en excepter une seule, se condamnent au veuvage aussitôt qu'elles perdent leur mâle, et cela, non pas pour quelques mois, mais durant neuf générations d'hommes. Ta belle Pénélope est donc dépassée neuf fois en sagesse par la première corneille que tu voudras.

[6] Mais puisque mon talent de rhéteur ne t'a pas échappé, permets que je fasse usage des divisions oratoires, et qu'après avoir donné la définition de la tempérance, je passe en revue les différentes espèces de désirs. La tempérance consiste à borner ses désirs, à les régler, en supprimant ceux qui sont étrangers et superflus pour ne garder que les nécessaires et y mettre de l'opportunité et de la modération. Or, dans les désirs même tu remarques sans doute des différences innombrables. Ainsi, par exemple, le désir du manger, celui du boire, outre qu'ils offrent une jouissance naturelle, sont encore des besoins. Au contraire, les désirs amoureux, bien qu'ils aient leur principe dans la nature, sont tels que l'on peut fort bien vivre en se les interdisant; aussi les appelle-t-on naturels, mais non pas nécessaires. Il en est d'autres qui ne sont ni nécessaires, ni naturels, et que vous imposent du dehors des opinions fausses, résultat d'un jugement erroné. Ces désirs de convention deviennent tellement nombreux qu'ils étouffent presque entièrement les naturels. C'est comme une faction étrangère qui, au sein d'une cité, veut faire la loi aux vrais citoyens. Les animaux n'ont pas une âme qui se laisse dominer et envahir par ces passions étrangères. Leur manière de vivre les tient éloignés de toute fausse opinion, comme d'une mer dangereuse, et ils ne songent pas le moins du monde à la sensualité et au superflu. Aussi observent-ils constamment les lois de la tempérance et la modération dans leurs désirs, aussi restreints que naturels. Moi qui te parle, j'étais jadis, comme tu l'es aujourd'hui, dominé par la soif de l'or. Il n'y avait pas de possession qui me semblât digne d'être mise en parallèle avec l'or. L'argent et l'ivoire m'exaltaient aussi. Celui qui accumulait ces objets en plus grande quantité était à mes yeux un être privilégié et chéri du ciel, eût-il été Phrygien ou Carien, eût-il été plus lâche que Delon, plus éprouvé par l'infortune que Priam. Dans cet état, mes désirs me tenaient toujours en haleine. Je ne recueillais aucun charme, aucune joie de mes autres biens, quoiqu'ils fussent nombreux et suffisants. Je maudissais mon existence. Je me regardais comme privé et déshérité des avantages les plus grands, comme abandonné des dieux. Je me rappelle, à ce propos, qu'un jour en Crète je te vis revêtu, pour je ne sais quelle solennité, d'un superbe manteau. Ce n'était ni ta prudence que j'enviais, ni ta valeur, mais bien cette étoffe si merveilleusement travaillée et d'un tissu si délicat, ce manteau du pourpre si moelleux et si éclatant. Voilà ce qui excitait ma convoitise, ce qui me mettait hors de moi. Il y avait aussi certaine agrafe en or, espèce de joujou ciselé avec une perfection merveilleuse. Je m'attachais à tes pas; j'étais sous le charme, comme le sont les femmes. Maintenant je suis débarrassé, je suis purgé de ces fausses admirations. L'or et l'argent sont pour moi comme les autres pierres. Je passe à côté sans y prendre garde. Tes tuniques et tes tapis ne me seraient pas, je te le jure, plus agréables pour dormir, quand j'ai la panse pleine, qu'un bourbier bien profond et bien moelleux. C'est ainsi qu'aucune de toutes ces convoitises factices n'élit domicile au sein de nos âmes. Mais les désirs et les voluptés nécessaires abondent dans notre existence. Ce ne sont même plus des nécessités : ce sont des jouissances naturelles, que nous goûtons sans avidité et sans désordre.

[7] Et d'abord, passons en revue ces sensualités physiques. Le plaisir particulier que cause à notre odorat l'émanation des bonnes odeurs n'est pas seulement une satisfaction simple et peu coûteuse; il contribue encore de la façon la plus utile à guider notre discernement pour notre nourriture. On dit, et rien n'est plus vrai, que la langue fait reconnaître les saveurs douces, les fortes et les amères, quand les différents sucs, mêlés et confondus ensemble, sont appréciés par le sens du goût. Mais, avant même que le palais fasse son office, notre odorat juge de la valeur des différents sucs; et il n'y a pas de dégustateurs royaux qui sachent prononcer avec une exactitude égale à la nôtre. Notre odorat nous indique ce qui nous est bon, ce que nous pouvons manger; il repousse ce qui nous est contraire; il ne permet pas que nous y touchions, que nous en blessions notre palais. Il nous en signale, il nous en dénonce le danger avant que ce danger nous soit préjudiciable. Pour le reste, ce sens ne nous cause pas, comme à vous, des préoccupations fatigantes : nous n'avons pas besoin de parfums tels que ceux que vous composez avec le cinnamome et le nard, avec certaines feuilles, avec certains roseaux de l'Arabie. C'est là pour vous une occasion de faire des teintures, de préparer des drogues, et vous appelez cela faire de la parfumerie. Vous êtes obligés de combiner ainsi une foule de substances que vous vous incorporez : ce qui est une sensualité indigne d'hommes et faite pour de petites maîtresses seulement. Vous y dépensez beaucoup d'argent, pour n'en retirer aucun profit. Et pourtant, tel qu'il est, ce besoin factice a si fort corrompu, non seulement toutes les femmes, mais encore la majorité des hommes, que vous ne consentez pas à coucher avec vos moitiés si elles ne se rapprochent de vous exhalant les parfums et saupoudrées d'aromates. Au contraire le sanglier n'est attiré vers la laie, le bouc, vers la chèvre, chaque autre mâle, vers sa femelle, que par la fraîche odeur de rosée et d'herbe des champs qu'exhale cette moitié de lui-même. C'est une tendresse commune qui préside à leur rapprochement, sans que les femelles, par une coquetterie raffinée, provoquent les désirs à force de ruses, de séductions et de refus, sans que les mâles, dans leurs transports impudiques, poursuivent à prix d'argent et par de fatigantes assiduités le droit de se reproduire. Parmi nous l'amour est sans artifices. Il est opportun; il ne se vend point; il se produit à une saison fixe de l'année, comme le mouvement de la végétation. Allumé à la fois dans les veines de tous les animaux, c'est un désir qui ne tarde pas à s'éteindre. Dès que la femelle a conçu elle n'accepte plus les recherches du mâle, et celui-ci n'essaye pas de les continuer. Tant il est vrai que chez nous la volupté est peu de chose et qu'à nos yeux elle est à peu près sans force et sans valeur! Tout est pour la nature. Aussi l'amour des mâles avec les mâles, des femelles avec les femelles, est-il un goût qui ne s'est pas, jusqu'ici du moins, produit parmi les animaux. Chez vous cette odieuse passion égare les personnages les plus graves et les plus courageux. Sans parler des hommes de rien, Agamemnon parcourut la Béotie en poursuivant comme un chasseur Argynnus qui le fuyait. Il accusait faussement et la mer et les aquilons, puis enfin il se plongeait bravement, le bel amoureux, dans les eaux du lac Copaïs pour y éteindre l'ardeur de son désir et s'y débarrasser de sa flamme. Hercule, pareillement, occupé à courir après un de ses compagnons encore imberbe, abandonna les plus braves de son équipage et fit manquer le but de l'expédition. Sur le frontispice du temple d'Apollon Ptoüs, quelqu'un de vous traça furtivement cette inscription : « ô bel Achille! » bien qu'Achille eût déjà un fils; et j'ai entendu dire que cette inscription subsiste encore. Si un coq n'ayant pas de poules auprès de lui vient à saillir un autre coq, il est brûlé tout vif, et un devin, un interprète des prodiges ne manque pas de déclarer que c'est un fait grave, un présage terrible. Tant il est vrai que les hommes eux-mêmes s'accordent à reconnaître que la modération convient mieux aux bêtes, et que celles-ci dans leurs désirs ne font pas violence à la nature ! Chez vous l'intempérance n'est pas réprimée par le secours des lois, et la nature est impuissante à la contenir dans de justes limites. C'est un torrent qui se précipite. La consommation de vos désirs amoureux donne bien souvent naissance à des monstruosités qui déshonorent la nature, qui bouleversent et confondent ses lois. Des hommes ont cherché à s'accoupler avec des chèvres, avec des truies, avec des juments, des femmes se sont passionnées pour des animaux mâles; et de ces mariages naissent parmi vous les Minotaures, les Egypans, et aussi, je pense, les Sphinx et les Centaures. Sans doute, pressé par la faim un chien a quelquefois mangé de l'homme, un oiseau en a aussi goûté quelquefois; mais jamais une bête n'a tenté de s'accoupler à une créature humaine, tandis que pour satisfaire cette sensualité et bien d'autres les hommes abusent des bêtes par la violence et au mépris de toutes les lois.

[8] Que si les hommes montrent tant de bassesse et d'intempérance dans les plaisirs dont je viens de parler, on reconnaît encore bien davantage, quand il s'agit des besoins, comme ils sont loin des bêtes pour la modération. Je parle ici des besoins du manger et du boire. Nous autres nous n'y goûtons quelque plaisir qu'en y trouvant de l'utilité. Mais vous, c'est la sensualité que vous poursuivez, plutôt qu'une réfection naturelle; (et, du reste, de nombreuses et longues maladies vous en punissent. Ces maladies nées d'une même source, qui est la réplétion, vous remplissent de flatuosités de toute espèce dont vous avez grand'peine à vous débarrasser). En premier lieu, à chaque espèce d'animaux est attribué un aliment spécial : aux uns l'herbe des champs ; aux autres une certaine racine, un certain fruit. Ceux qui sont carnivores ne se tournent vers aucune autre espèce de nourriture, et n'enlèvent pas aux plus faibles celle qui leur est réservée. Le lion laisse la biche, le loup laisse la brebis vivre de ce que naturellement elles doivent manger. Mais l'homme, dans sa gourmandise, porte ses désirs sur tout domaine : il essaye, il goûte de tout. Comme s'il n'avait pas encore reconnu quel aliment lui est propre et particulier, il est, de tous les êtres, le seul omnivore. D'abord il se nourrit de chair, sans qu'aucune disette, aucune insuffisance l'y oblige, puisque toujours chaque saison lui prodigue successivement des plantes et des graines qu'il vendange, qu'il récolte, qu'il cueille, et puisque jamais le nombre ne lui en fait défaut. Mais, par sensualité et par dégoût des aliments nécessaires, il en va chercher d'autres, qui ne lui conviennent point, qui sont impurs, et qu'il se procure en égorgeant des animaux. L'homme n'est-il pas cent fois plus cruel que les bêtes ]es plus sauvages? Le sang, le carnage, la chair sont pour le milan, pour le loup ou le dragon, une nourriture appropriée à leurs besoins ; pour l'homme, c'est un régal. Ensuite, comme il consomme toute espèce de choses, il ne s'abstient pas, ce que font les bêtes, d'un grand nombre d'aliments. Il ne se borne pas, comme elles, à déclarer la guerre à une petite quantité d'animaux pour se procurer ce dont il a besoin. Il n'y a ni volatile, ni poisson, pour ainsi dire, ni animal de terre, qui échappe au tribut que vous levez pour vos tables, appelées par vous « tables douces et hospitalières ».

[9] Je veux bien que ce soient là seulement des accessoires pour relever la fadeur du manger. Mais pourquoi mettre la barbarie au service de votre sensualité ? L'intelligence des bêtes n'ouvre carrière à aucun des arts qui sont inutiles et vains. Ceux qu'elles pratiquent sont le produit de la nécessité, et non d'une importation étrangère ou d'une science achetée à grands frais. Les animaux ne s'étudient pas péniblement à ajuster et à coller, d'une façon assez peu solide, des propositions les unes au bout des autres. C'est en eux-mêmes et suivant les indications de leur nature, qu'ils obéissent aux raisonnements les plus réguliers. Nous entendons dire qu'en Égypte tout le monde est médecin. Mais il n'y a pas un seul animal qui ne possède un fonds naturel de science médicale, non seulement pour se guérir, mais encore pour régler sa nourriture, pour mesurer l'emploi de sa force, pour chasser, pour se garantir; enfin, chacun d'eux a une teinture naturelle des arts libéraux dans la proportion qui lui convient. De qui, nous autres pourceaux, avons-nous appris à aller, quand nous sommes malades, chercher des écrevisses à la rivière ? Qui a enseigné aux tortues à prendre de l'origan quand elles ont mangé de la vipère ? aux chèvres de Crète, blessées par le chasseur, à courir après le dictame, qui aussitôt qu'elles en ont goûté fait tomber le trait attaché à leur flanc? Diras-tu, ce qui est vrai, que leur maître en cela est la nature? Ce sera au principe le plus excellent et le plus sage que tu feras alors remonter la prudence des bêtes. Que si vous répugnez à leur appliquer ces mots de raison, de prudence, c'est le cas d'en chercher un qui soit plus beau et plus honorable, puisque par leurs actes les bêtes révèlent un pouvoir réellement plus précieux et plus admirable. Elles ne sont dépourvues ni d'instruction, ni d'éducation ; elles tirent d'elles-mêmes toutes leurs lumières et n'ont rien à demander à d'autres créatures. Ce n'est pas faiblesse chez elles : c'est vigueur et perfection d'une nature bien dotée. Elles envoient promener ces maîtres étrangers, qui ne vendent leurs connaissances aux autres qu'à beaux deniers comptants Aussi toutes les sciences, toutes les études auxquelles l'homme se livre pour son luxe ou son amusement, les bêtes, grâce à leur intelligence, à leur merveilleuse sagacité, et en dépit de leur conformation physique, les bêtes, dis-je, s'en pénètrent le plus facilement du monde. Je ne parle pas des petits quadrupèdes qui savent suivre à la piste, des jeunes poulains qu'on dresse à marcher en cadence, des chiens qui sautent à travers des cercles tournants. On voit sur nos théâtres des chevaux et des boeufs qui se couchent, qui dansent, qui s'arrêtent avec une ponctualité surprenante. Ils exécutent, en faisant preuve d'une merveilleuse exactitude, des mouvements assez peu faciles pour l'homme, et l'on reconnaît en eux une docilité singulière à apprendre et à retenir par coeur une foule de choses qui ne sont pourtant d'aucune utilité. Voudrais-tu mettre en doute que nous soyons de bons écoliers? Apprends que nous sommes aussi des maîtres. Les perdrix, quand elles prennent la fuite en avant de leurs petits, les habituent à se cacher derrière une motte de terre qu'ils dressent devant eux avec leurs pattes et à se renverser sur le dos. Vois les jeunes cigognes, sur les toits: en présence des personnages expérimentés de la bande et sous leur direction, elles essayent à prendre leur vol. Les rossignols donnent à leurs petits des leçons de chant ; et ceux qui, ayant été pris de trop bonne heure, sont élevés entre les mains des hommes, gazouillent beaucoup moins bien : on dirait des élèves privés trop tôt de leur maître. C'est depuis que je suis entré dans cette enveloppe-ci, que je m'étonne des raisonnements par lesquels les sophistes m'avaient fait croire que tous les animaux, l'homme excepté, sont dépourvus de sens et de raison.

[10] ULYSSE. Ainsi donc maintenant, Gryllus, tu as changé d'opinion , et tu déclares que la brebis, que l'âne sont des êtres raisonnables !

GRYLLUS. Ce sont précisément ces derniers animaux, mon très cher Ulysse, qui doivent nous faire conjecturer que la nature des bêtes n'est rien moins qu'étrangère à la raison et à la sagacité. Car de même qu'un arbre n'est ni plus ni moins animé qu'un autre, mais que tous sont frappés également d'insensibilité, attendu que nul d'entre eux ne possède une âme ; de même on ne trouverait pas qu'un animal eût l'intelligence plus paresseuse et plus indocile qu'un autre, si tous les animaux n'étaient pas doués de raison et de sagacité, et si les uns en avaient plus ou moins que les autres. Et fais attention que la stupidité et la torpeur de certains d'entre eux n'en fait que mieux éclater l'habileté et la finesse de certains autres: comme quand avec le renard, avec le loup, avec l'abeille, tu compareras l'âne et la brebis; comme, encore, quand tu établiras un parallèle entre toi et Polyphème, entre ton aïeul Autolycus et Homère le Corinthien. Car je ne crois pas qu'il y ait autant de distance entre une bête et une autre que la raison, l'intelligence et la mémoire en mettent entre deux hommes.

ULYSSE. Fais-y attention, Gryllus : tu vas dire quelque chose de bien étrange et de bien forcé, si tu laisses la raison à des êtres qui n'ont aucune notion de Dieu.

GRYLLUS. Comment, après cela, nier, ô Ulysse, qu'avec toute ta finesse et ton habileté, tu sois fils de Sisyphe?